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Je ne vis plus qu'en marchant, il me semble que
rien ne me retiendra jamais de partir. La route que je suis sent l'eau et le
vent, elle n'a plus de fin. Et je vole au dessus de moi.
Certains endroits m'attirent, et malgré le
vertige, j'y cours comme quelqu'un qui fuit tout ce qu'il connaît. Je ne veux
plus me voir, je ne veux plus me voir ici, avec ces mêmes regards tant essuyés,
ses mouvements répétés, toutes ces choses que l'on fait sans y penser. Je veux
me voir devant le précipice, dans la lumière éblouissante qui perce, devant une
chose infiniment plus immense que moi, une chose non maîtrisable et qui
m'envahit de sa force. Une atmosphère qui m'oblige à l'apprivoiser patiemment,
avec un regard et des mots. J'ai besoin de voir ce que je ne connais pas, de
donner la lumière à tout ce qui se présente à mes yeux. Je veux ce long silence
qui me fait sentir que j'existe.
Au fond de mon ventre je sens le calme de vos
cœurs qui battent, et bientôt je connaîtrai la forme humaine, pure et claire.
Je ne sais pas ce qu'est la beauté, je l'ai trouvée partout où je l'ai
cherchée, dans l'odeur du vent, d'un rire, au cœur de la nuit, dans chacun de
vos pas, vos gestes, votre voix, la lumière sur votre voix, la lumière, la
lumière... Immobile au bord du monde je sens la chaleur m'envahir comme
un feu, brûler mon crâne et mes mains, réchauffer la terre sous mes pieds.
L'instant est court et infini, il me semble prendre racine au plus profond et m’étirer
dans un espace qui s'étend. Intangible, inconcevable, et pourtant vibrant,
fébrile. Je peine à exprimer ce que j'éprouve, ce silence ressemble à une
prière, mais une prière qui ne demande rien, une prière qui tend ses mains et
qui voit, une prière née de la nuit. Respirant patiemment, il me semble
préparer quelque chose dans le creux de mon âme, quelque chose que je distingue
encore à peine, une évidence pourtant, un sentiment si fort que j'ose à peine
esquisser avec des mots. Parfois j'aimerais que vous sentiez. Parfois
j'aimerais vous emportez en moi. Ou me donner à vous.
Je ne sais pas ce que c'est que peindre, je ne
sais pas si la peinture s'apparente à l'émotion pure. Je pense qu'elle la
dépasse, ailleurs. Peindre pousse hors de soi, peindre c'est marcher au bord de
sa conscience, et pénétrer une pensée exaltée, qui ne se connaît pas elle même.
Il y a quelque chose du déchirement et de la fusion dans la peinture, car elle
implique au plus profond le corps avec l'esprit. Le corps qui lutte avec la
matière, qui sent, la pensée qui se débat, qui transfigure, à la fois l'idée et
la sensation. La peinture se vit absolument dans la pensée, et passionnément
dans le corps, de cette même force qui pousse la sève dans l'arbre, et
l'appelle à s'élever.
Ce moment fragile, là où la lumière naît et les
choses s'éclairent, où l'esprit brûle d'exister et où l'acte se déploie de lui
même, il faut le saisir tant que nous le pouvons, prêts à recevoir et à
devenir, créer avec ferveur, et marcher avec le bruit sourd et puissant du
silence, pour que jamais nous ne fatiguions de réinventer le monde.
Libres de tout.
"J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au
coeur d'un bonheur royal"
Camus